L’Internationalisme ne suffit pas, par Lucio Levi

, par Ronan Blaise

L'Internationalisme ne suffit pas, par Lucio Levi
L’Internationalisme ne suffit pas, par Lucio Levi

L’internationalisme ouvrier représente-t-il une alternative crédible au projet fédéraliste ? C’est à cette question que tente de répondre ce brillant petit essai de Lucio Levi (professeur d’institutions politiques comparées à l’Université de Turin) publié dans la collection Textes fédéralistes des éditions Fédérop.

- Quoi, la construction européenne ?!
 Passe ton bac (révolutionnaire) d’abord !

Dans le débat politique européen, les partisans de la construction européenne doivent, depuis fort longtemps, souvent faire face à une opposition eurosceptique d’extrême-gauche affirmant que la révolution sociale doit d’abord primer sur toute autre considération politique (et, a fortiori, sur toute tentative d’unification politique européenne...).

Ceux-là considèrent que l’on devrait donc d’abord commencer par la révolution sociale et l’instauration du socialisme dans chaque Etat. Et qu’après cela, après la mise en place d’une sorte de "communauté de sentiments" unissant les nouveaux gouvernants, la paix entre eux et les institutions internationales viendraient alors de surcroît, comme naturellement sinon mécaniquement.

Or, dans les faits, ce constat optimiste n’a jamais vraiment pu se traduire de façon concrète. Car, contrairement à ce qu’affirmaient les tenants du socialisme international, si leur but fut d’organiser l’anarchie mondiale, d’extirper le nationalisme, de construire la paix et d’empêcher la guerre, force est de constater que ce fut là un échec. Et que, pour mettre en oeuvre de tels projets, à l’évidence l’internationalisme ne suffit pas...

Théorie idéologique et expérience pratique

En effet, l’idée de base de l’internationalisme ouvrier était d’affirmer que les prolétaires n’avaient pas de patrie, que le "patriotisme" était un sentiment bourgeois, que les membres de la classe ouvrière se devaient d’être solidaires entre eux, par-delà les frontières nationale existantes, que l’Internationale avait pour vocation de coïncider avec le genre humain, et que l’union des prolétaires et ouvriers de tous les pays finirait donc bien par tuer la guerre.

Mais l’expérience historique tend à démontrer que -quelles que soient ses intentions initiales- l’internationalisme socialiste a toujours butté sur les murs des frontières politiques et militaires des Etats ; frontières face auxquelles il a dû, lui aussi, finalement se soumettre.

Et ce, non seulement parce que les Etats révolutionnaires et/ou socialistes (quand il y en a eu...) entraient alors en conflit avec les Etats et gouvernements étrangers qui ne partageaient par leurs vues...

Mais aussi parce que les dirigeants de ces Etats (et de ces partis), sans doute plus attachés aux idées patriotiques qu’ils ne se l’imaginaient eux-mêmes, en sont souvent restés à des analyses très « nationales » des phénomènes et problèmes politiques de leur temps (et des remèdes ou solutions à y apporter...). Entrant même souvent en conflit, entre eux, sur des lignes de fractures politiques où le facteur national l’emportait sur des intérêts de classe pourtant supposés partagés.

Ainsi l’internationale ouvrière (tout d’abord fondée à Londres, en 1864 ; puis refondée à Paris, en 1889), s’était, dès 1867-1868, prononcée contre l’usage de la guerre pour régler les litiges entre Etats. Invitant alors le mouvement ouvrier à "agir avec la plus grande énergie pour empêcher une guerre (…) entre frères".

Mais ces positions généreuses ne devaient pas survivre à l’épreuve des faits. En 1870 comme en 1914 (puis à l’occasion du déclenchement de la seconde guerre mondiale), le patriotisme fut à chaque fois plus fort que les considérations "transnationales" sur quelque solidarité de classe : socialistes français et allemands (et autres...) se ralliant alors, à chaque fois, aux discours patriotiques et aux postures d’union sacrée de leurs opinions publiques nationales respectives.

Ainsi, à chaque fois, les internationales ouvrières ont révélé toute leur impuissance face au fait dramatique de la guerre. A chaque fois, la solidarité nationale devait prévaloir sur la solidarité internationale de classe censée exister entre les masses laborieuses du monde entier. Alors que l’Internationale devait finir par tuer la guerre, ce fut en fait la guerre qui bouscula l’Internationale, et révéla sa fragilité intérieure. Car l’impuissance des internationales face à la guerre n’est pas un accident, c’est l’expression d’une tendance structurelle.

Comme expliquer un tel phénomène ?

Cet échec de l’internationalisme marxiste en tant que facteur de paix (par le biais d’une solidarité ouvrière internationale) s’explique en effet par la tendance historique qui a alors vu, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’intégration progressive des masses ouvrières aux systèmes parlementaires et démocratiques de leurs Etats nationaux respectifs.

En effet, à partir du moment où elle renonçait au messianisme révolutionnaire pour s’inscrire dans une perspective réformiste et parlementaire, à partir du moment où elle n’était alors plus exclue de la vie politique nationale, la classe ouvrière s’est alors attachée aux destinées de son Etat national, désormais perçu comme sources de mesures favorables à la classe ouvrière.

Acceptant alors désormais l’Etat national, la classe ouvrière en était devenue partie intégrante : s’enracinant dans les institutions représentatives par le suffrage universel, acceptant désormais de partager le destin de la communauté nationale, et considérant dorénavant son propre destin comme indissociable -dans la paix comme dans la guerre- des destinées de l’Etat national. Quitte à devoir désormais, pour espérer en tirer quelque bénéfice, se soumettre à sa raison d’Etat…

C’est ainsi que la première Internationale fut frappée mortellement par la guerre franco-prussienne, et que les seconde et troisième Internationale s’écroulèrent au cours des deux guerres mondiales.

De même que le camp communiste allait être, dans la seconde moitié du XXe siècle, durablement fragilisé par la rupture "sino-soviétique" des années 1960 : chacune de ces deux grandes puissances poursuivant alors des objectifs stratégiques motivés par des considérations nationalistes qui n’avaient finalement absolument plus rien à voir avec quelque sentiment de "solidarité ouvriériste internationale"... (mais qui restaient dans la droite lignée des stratégies géopolitiques menées par les deux Etats dynastiques -tsariste et mandchou- dont elles étaient les Etats héritiers en ligne directe...).

Le socialisme international ne peut donc pas œuvrer durablement contre le nationalisme, l’anarchie internationale et la menace de guerre. Dans la mesure où il y contribue également, même si -affirme-t-il le plus souvent- c’est à son corps défendant. Rattrapée par son tropisme national et handicapée par certaines expériences partisanes et étatiques il est vrai autoritaires, la théorie marxiste de l’internationalisme ne résiste donc pas à l’épreuve des faits, à l’épreuve des turbulences du contexte historique. La seule alternative crédible à cette "faillite" du socialisme international restant bien le fédéralisme ; soit la mise en place d’organisations de masses, de lieux de rencontres et de débats entre citoyens, et par la suite de procédures de prise de décisions qui seraient à la fois démocratiques et supranationales.

Par ailleurs, souvent élevé dans l’adulation d’un « Etat-providence national » le prolétaire occidental "national" ne songe désormais même plus à dépasser « l’Etat national » par quelque structure supranationale.

Considérant désormais même tout effort allant en ce sens comme une menace, voire une agression directe contre un mode d’organisation sociale à laquelle il attribue son bien-être et ses conditions de vie dans ce qu’elles ont de meilleur.

Mais comment y remédier si ce n’est pas l’instauration d’un "Etat-Providence supranational" ? Or, qui serait plus légitime pour fonder celui-ci sinon un gouvernement représentatif supranational contrôlé par un Parlement supranational et élu démocratiquement .

Lucio Levi - L’Internationalisme ne suffit pas - Internationalisme marxiste et fédéralisme - Collection Textes fédéralistes, éd. Fédérop - 24680 Gardonne - 1984, pp. 70, commandez ici

Cet article a été publié dans le numéro 157 de Fédéchoses.

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