L’Europe est un roman : présentation

, par Sophia Berrada

L'Europe est un roman : présentation
Illustration : Le Taurillon.

Avant que celles-ci ne ferment leurs portes, peut-être avez-vous pu flâner une dernière fois parmi les rayonnages d’une librairie ou d’une bibliothèque. Ici, vous avez sans doute croisé les romans de la rentrée littéraire. Là-bas, les candidats au prix Goncourt et aux autres récompenses de saison. Possiblement êtes-vous tombés sur une sélection de romans états-uniens, classiques ou contemporains, exposée en écho au tintamarre des élections présidentielles. Dans ce dédale, vous êtes-vous déjà demandé pourquoi diable les étagères dédiées à la littérature étrangère étaient peuplées de romans anglo-saxons, et relativement désertées par ceux de nos voisins européens ?

Le rapport sur la diversité des traductions littéraires en Europe publié en 2018 indique qu’en France, comme dans la plupart des pays européens, 60% du volume global des œuvres traduites le sont depuis l’anglais. Le japonais, grâce aux mangas dont la popularité n’a de cesse de grandir, est la deuxième langue la plus traduite (12%). En revanche, le nombre de traductions allemandes décline depuis 2012. Il avoisine désormais les 1%, tout comme les traductions italiennes, espagnoles et scandinaves. Les pays baltes et ceux du groupe de Visegrád ne sont même pas mentionnés dans l’enquête.

Géopolitique de la traduction

Le Larousse définit le verbe traduire par “transposer un discours, un texte, l’exprimer dans une langue différente.” C’est faire fi de la portée diplomatique d’une telle entreprise. Le traducteur n’est pas un “passeur de mots”, comme on l’entend volontiers, mais véritablement un passeur de culture. Françoise Wuilmart, la directrice du bruxellois Centre européen de Traduction Littéraire, écrivait en 1995 dans un manifeste “Alors qu’il s’agit de bâtir une grande patrie culturelle où les identités préservées cohabiteront avec bonheur, c’est encore les traducteurs qui s’attellent à une tâche essentielle : mettre à la portée des leurs ce qui au départ leur était étranger et œuvrer ainsi dans le sens d’une tolérance et d’une compréhension mutuelle sans lesquelles l’avenir ne peut nous apparaître que noir”. Rappelons ici les mots d’Umberto Eco : “La langue de l’Europe, c’est la traduction”. Ce ne sont pas les 700 traducteurs qui fourmillent au Parlement européen qui le contrediront.

La chercheuse et critique littéraire Pascale Casanova a beaucoup travaillé sur le fonctionnement international de la littérature. Celui-ci est, comme tout bon terrain de jeu diplomatique, le siège d’inégalités. Les langues dominantes, comme le français, l’anglais ou l’allemand, jouissent d’un prestige notoire grâce à leur ancienneté, au nombre d’œuvres déclarées “universelles” et au volume de “leur capital littéraire”. Les langues dominées peuvent l’être du fait de leur création récente (comme le néo-norvégien) : non seulement elles sont encore peu parlées, mais elles sont aussi peu choisies comme langue d’écriture littéraire. D’autres sont dominées car liées à des petits pays (le néerlandais, le hongrois, le grec, etc), elles sont peu pratiquées par les polyglottes et sont peu valorisées sur le marché du livre. Ainsi, on comprend bien que les auteurs vivant, et écrivant en Europe n’ont pas les mêmes chances d’accès à la consécration que constitue la diffusion de leur œuvre auprès de lecteurs étrangers.

La littérature européenne est une évidence, une chimère, une aspiration (rayez la mention inutile)

Pascale Casanova établit un parallèle avec l’histoire de l’Europe. À son instar, l’histoire de la littérature d’Europe s’est construite autour “des rivalités, des luttes, des rapports de force entre les littératures nationales”. D’après elle, plutôt que de parler d’unité, “il vaudrait mieux parler d’une unification littéraire de l’Europe en cours”. Mais alors comment procéder ? Faut-il imaginer cet espace littéraire européen comme l’addition de toutes les œuvres françaises à celles allemandes, autrichiennes, slovènes, grecques, et ainsi de suite ? Faut-il ne compter que les œuvres dont les conditions de création, les facilités de circulation et la renommée dans les pays où elles ont pu être diffusées leur permettent de décrocher un label européen ? Peut-être faut-il précisément informer et décrypter l’ensemble de ce milieu littéraire, mais à la lumière des rapports de force internes.

Dans une période où la fragmentation, l’immodération et l’isolement se montrent des invités bien encombrants en société, la culture - spécialement la littérature par sa qualité de retour à un temps plus long, “relie et offre la possibilité d’une harmonie” comme le décrit le professeur d’Histoire François Chaubet. Plusieurs acteurs tentent d’appliquer cette prescription et promeuvent la littérature européenne. Certaines maisons d’édition comme les éditions Zulma ou Acte Sud proposent un catalogue singulier et revendiqué de littératures étrangères. Un Prix du livre européen est remis chaque année depuis 2007 par un jury de journalistes européens. Des librairies mettent à l’honneur à diverses occurrences un riche panaché de la littérature d’une région du monde, européenne souvent.

Le potentiel romanesque de l’Union européenne

Lors des Journées de la Presse européenne 2020, plusieurs journalistes invités ont souligné l’existence d’un imaginaire collectif autour d’une Europe hautement technocratique, et par-là même rébarbative. Pourtant n’y aurait-il pas du romanesque dans l’histoire de l’Union européenne ? Certains artistes se saisissent de cette idée. La série comique et novatrice “Parlement”, co-réalisée par Émilie Noblet et Jérémie Sein, et diffusée par France TV a rencontré un certain succès, tout comme le roman policier “Les compromis”, d’Eric Cardère et Maxime Calligaro. En dehors du champ des institutions européennes, le Vieux continent entier regorge d’un patrimoine littéraire composite dont le potentiel enrichissant est indéniable.

Voici les raisons pour lesquelles le Taurillon a décidé de lancer une nouvelle rubrique qui s’intitule “L’Europe est un roman”. Nous nous intéresserons au monde littéraire européen sous tous ses aspects. Chaque mois nous vous proposerons de découvrir des œuvres d’auteurs et d’autrices européens et européennes, contemporains et contemporaines (ou moins !), des interviews de personnalités du monde du livre, actrices de son écriture à sa commercialisation, en accordant une attention particulière à sa traduction, ainsi que des articles portant sur l’actualité du milieu littéraire européen.

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