L’extraterritorialité du dollar américain, obstacle à la souveraineté européenne

, par Thomas Alvarez

L'extraterritorialité du dollar américain, obstacle à la souveraineté européenne

L’hégémonie du dollar américain dans les échanges commerciaux internationaux offre aux États-Unis la possibilité d’appliquer des sanctions juridiques et économiques sur les acteurs étrangers qui utilisent le dollar, y compris en dehors du territoire américain. Cette extraterritorialité du droit américain menace la souveraineté des États concernés par ces sanctions, y compris ceux de l’Union européenne. Pourtant, il est fondamental, pour assurer la souveraineté communautaire, de se défaire de cette emprise extérieure.

L’hégémonie du dollar, un outil de position dominante pour les États-Unis

Le dollar américain est actuellement la monnaie hégémonique à l’échelle mondiale. En 2021, la moitié des échanges commerciaux s’est effectuée en dollar. Sur la même année, d’après les chiffres du Fonds monétaire international (FMI), le dollar représentait près de 60 % des réserves mondiales de change. De fait, le dollar se retrouve quasiment imposé au sein des transactions internationales.

Ainsi, pour les pouvoirs publics étatsuniens, il suffit pour qu’une entité étrangère puisse être inquiétée par les tribunaux américains, qu’elle ait effectué une transaction en dollar interdite au regard du droit américain, au travers d’une US Person, que cette dernière soit une personne physique ou morale.

En vertu de cette réalité, les États-Unis peuvent imposer des interdictions aux autres pays ou personnes, quels qu’ils soient, de commercer avec un État tiers. Cela a été le cas en Iran pendant plusieurs années, ou encore à Cuba dans les années 1990. De nombreuses entreprises ont déjà été touchées par ces sanctions. Par exemple, en 2008, l’entreprise allemande Siemens a été condamnée à payer 800 millions de dollars d’amende au titre du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), une loi promulguée en 1977 par le Congrès américain pour lutter contre la corruption d’agents publics à l’étranger.

Pour le seul cas de la France, de nombreuses entreprises ont été touchées par ces sanctions extraterritoriales américaines. Le cas le plus connu est celui de la banque française BNP Paribas, première banque européenne, qui a été condamnée en 2014 à verser près de 9 milliards de dollars d’amende pour avoir contourné les embargos imposés par les États-Unis. En 2020, le géant français Airbus a été sommé de payer une amende de 3,6 milliards de dollars, toujours au titre du FCPA.

Cette situation constitue un abus de position dominante de la part des États-Unis, pour plusieurs raisons :
 L’extraterritorialité du droit américain affecte directement la souveraineté des États tiers et des organisations supranationales, comme l’Union européenne.
 De plus, cette extraterritorialité du droit américain implique un avantage concurrentiel et commercial des États-Unis. Ainsi, en 2013, l’entreprise Renault avait été contrainte de quitter le territoire iranien, alors que General Motors publiait au même moment des publicités dans les journaux iraniens.
 Enfin, les États-Unis disposent d’une capacité d’action juridique sur leurs adversaires politiques dans des États tiers, en cas d’opérations informatiques transitant par des serveurs hébergés sur le territoire états-unien ou en cas de transactions potentiellement frauduleuses réalisées en dollars. Par exemple, en 2014, l’homme d’affaires ukrainien Dimitry Firtash, proche de l’ancien président ukrainien pro-russe Viktor Ianoukovytch, a été arrêté à Vienne sous mandat américain, accusé de corruption en dollars.

Des tentatives de contournement de cette extraterritorialité

Pour pallier cet abus de pouvoir de la part des États-Unis, certains États tiers ont tenté de bloquer l’extraterritorialité du droit américain. L’Union européenne avait ainsi lancé, en janvier 2019, un mécanisme de paiement par compensation, dit « INSTEX », afin de favoriser les échanges commerciaux avec l’Iran sans utiliser le dollar américain. Ce montage financier avait pour vocation d’isoler tout lien avec le système monétaire américain, de manière à n’exposer aucune transaction aux sanctions états-uniennes. Fin janvier 2023, les actionnaires d’INSTEX ont pris la décision de liquider l’entreprise, après la réalisation d’une unique transaction.

En effet, au-delà des difficultés d’interopérabilité logistique de ce type de structure, les entreprises européennes demandent souvent à échapper à ces mécanismes de contournement, pour se soumettre aux sanctions américaines. Les acteurs économiques redoutent en effet un désintérêt des investisseurs étrangers – notamment américains – pour leur activité. De plus, les lois européennes, à l’instar du règlement européen n° 2271/96 de 1996, n’opèrent des blocages visant des sociétés étrangères que dans le cadre d’opérations de fusion-acquisition qui exercent une influence directe sur le marché européen et sur la concurrence européenne. Ces lois n’impliquent aucune sanction, et ont donc une portée limitée, proportionnée et conforme au droit international. Enfin, il n’existe à ce jour aucun consensus politique sur la portée internationale de l’euro, renforçant la faible portée de la réglementation européenne en la matière.

Actuellement, l’euro n’est pas considéré comme une alternative crédible au dollar au sein du système monétaire international. Pour autant, les abus de pouvoir répétés des États-Unis alimentent les velléités étrangères de contourner l’hégémonie du dollar, à l’instar de la Chine qui développe depuis plusieurs années un mécanisme d’échange de liquidité sous forme de ligne de swaps avec une trentaine de banques centrales et mène une course technologique qui pourrait contribuer à réduire l’hégémonie du dollar. Mais la perspective d’un système monétaire international multipolaire impliquerait une gestion potentiellement inefficace et instable. De plus, un tel dispositif entraînerait la mise en place d’une coopération plus étroite entre différentes monnaies et zones monétaires concurrentes. Pourtant, un système monétaire multipolaire serait davantage cohérent au regard des dynamiques de croissance des principales économies mondiales, autre que les États-Unis.

Quelles solutions à l’échelle européenne ?

En qualité de premier pôle commercial mondial, l’Union européenne est une puissance économique majeure à l’échelle internationale. En vertu de cette position privilégiée, elle devrait pouvoir protéger les intérêts des acteurs européens vis-à-vis des sanctions extraterritoriales américaines. Pour ce faire, l’UE pourrait mettre en place un certain nombre de mesures concrètes destinées à contourner cet abus de pouvoir des États-Unis.

D’abord, l’UE pourrait se doter d’une institution dédiée – à l’instar de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) américain – qui sanctionnerait les personnes morales ou physiques américaines, et protègerait les sociétés et les personnes européennes d’amendes ou de sanctions extraterritoriales.

Ensuite, l’UE pourrait exploiter pleinement le Règlement général sur la protection des données (RGPD), qui protège les données des personnes physiques ou morales européennes en déjouant l’extraterritorialité, dans le but de contrer les effets des lois « Cloud Act ». Ces lois permettent en effet l’accès aux données des utilisateurs européens via des sociétés américaines, notamment dans le secteur numérique. Face aux parts de marché écrasantes des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), ce type de protection apparaît comme nécessaire.

Enfin, les acteurs économiques européens pourraient mettre la pression au cours des échanges commerciaux, en exigeant le règlement des contrats en euros et non plus en dollars. Ainsi, les transactions échapperaient au champ d’application des lois étatsuniennes en la matière.

Au début de son mandat, Joe Biden avait déclaré vouloir renouer avec une véritable politique multilatérale et équilibrée avec ses alliés transatlantiques. L’UE aurait pu profiter de cette volonté pour avancer sur les enjeux de protection des utilisateurs européens face aux sanctions extraterritoriales américaines. Mais il n’est sans doute pas trop tard pour cela !

Ainsi, comme le rappelait le député socialiste Jean-Jacques Urvoas en 2014, à l’occasion de la publication du rapport de contrôle de la délégation parlementaire au renseignement, les lois extraterritoriales américaines sont un véritable empiètement sur la souveraineté nationale et européenne. Si l’hégémonie du dollar dans les relations internationales rend difficile les tentatives de contournement de ce pouvoir réglementaire des États-Unis, des solutions existent. Il est fondamental de faire de l’Union européenne un outil de protection de ses citoyens, y compris dans la sphère numérique. Il en va de l’intérêt de la souveraineté communautaire dans les années à venir.

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