Quel avenir pour l’ANASE ?

, par Reuben Bharucha, traduit par Noémie Chemla

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Quel avenir pour l'ANASE ?

Depuis maintenant plus de dix ans, l’Asie du Sud-Est est en plein essor. Au vu des relations difficiles entre la Chine et l’Occident – qui ne semblent pas prêtes de s’améliorer après la pandémie actuelle – il est probable que les pays du Sud-Est soient appelés à gagner en importance. L’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) (Association of Southeast Asian Nations, ASEAN), qui rassemble dix des onze Etats de la région (à l’exception du Timor oriental), a le potentiel de jouer un rôle sur la scène mondiale toujours plus important.

Tout comme l’Union Européenne, l’ANASE est un exemple majeur d’intégration régionale. A certains égards, son développement est identique à celui de l’UE. Fondée en 1967 en remplacement de l’Association de l’Asie du Sud-Est, elle était alors composée de 5 Etats. Au moment de la crise financière asiatique en 1997, elle avait presque doublé de taille. Depuis 1992, ses Etats membres forment une zone de libre-échange, et l’adoption de la Charte de l’ANASE en 2007 a officialisé son statut juridique.

Il existe néanmoins des différences non négligeables. Premièrement, avec une population d’environ 660 millions d’habitants, l’ASEAN est sensiblement plus grande que l’Union Européenne. Contrairement à l’UE, elle a connu une croissance économique foudroyante : alors que la croissance du PIB global européen stagne autour de 2% ces dernières années, celle du PIB de l’ANASE se maintient confortablement autour des 5%.

En outre, l’ASEAN est beaucoup plus diverse que l’UE, d’un point de vue économique, géographique et culturel. Mais peut-être le plus important : son intégration communautaire est moins approfondie (pour le moment) que l’Union Européenne. Alors que l’UE a mis en place une union monétaire depuis 1992 et se situe quelque part entre l’organisation intergouvernementale, et une structure étatique dotée de corps législatifs et d’une cour suprême, l’ANASE se range clairement dans la première catégorie.

L’ASEAN fait face à une série de défis que l’on peut comparer à ceux qu’affrontent l’UE, défis qu’elle doit réussir à surmonter pour assurer sa position future sur la scène internationale. Son principe de consensus, sa faiblesse normative, la diversité de ses Etats membres, la crise climatique : tous les principes directeurs de l’ASEAN seront mis à l’épreuve.

Le principe de consensus

Ces derniers temps, l’un des principaux défis rencontrés par l’ANASE est (sans surprise) la Chine. Les disputes territoriales autour de la mer de Chine méridionale ont provoqué des tensions avec le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, et le Brunei. Si certains ont exhorté l’ANASE à prendre part à la résolution de ces disputes, la Chine, comme souvent, se montre réticente à participer à des négociations multilatérales.

D’ailleurs, même lorsque la Cour Permanente d’Arbitrage de La Haye a tranché en faveur des Philippines dans un jugement historique en 2016, les ministres des Affaires Etrangères des pays de l’ANASE n’ont publié aucune déclaration visant à appliquer ce jugement. La raison ? Le Cambodge, qui soutient les revendications chinoises, s’est opposé à un tel communiqué. Cette affaire révèle l’une des principales faiblesses de l’ANASE : son principe de consensus.

Au sein de l’ANASE, les décisions doivent être prises par consensus, ce qui, concrètement, donne un droit de veto à chaque Etat. Une situation qui rappelle les problèmes de longue date causés dans l’UE par le vote à l’unanimité, qui a depuis été remplacé par le vote à la majorité qualifiée pour un grand nombre de politiques communautaires. Des voix se sont élevées au sein de l’ANASE pour appeler à la mise en place d’un système de vote majoritaire similaire dans certains domaines, ou encore d’institutions visant à gérer en particulier la mer de Chine méridionale. A moins de réexaminer soigneusement son processus de décision, l’ANASE aura du mal à faire entendre sa voix dans la géopolitique régionale.

La faiblesse normative

Le manque de réaction de l’ANASE face aux crises internes de ses Etats membres constitue une autre source de discorde, comme on a pu le voir en 2014 après un coup d’état militaire en Thaïlande. De nombreux observateurs ont rappelé que la Charte encourage à « renforcer la démocratie [et] soutenir la bonne gouvernance ». Pour eux, l’ANASE ne s’est pas montrée à la hauteur de ces principes. Cependant, la Charte souligne également le principe de « non-ingérence dans les affaires internes des Etats Membres de l’ANASE », pierre angulaire de l’organisation. L’ANASE se trouve donc face à un dilemme.

Cette incapacité de l’Association à répondre aux crises internes a été mise à nu plus récemment par le traitement de la minorité musulmane Rohingya au Myanmar. Là encore, la réaction de l’ANASE s’est limitée à de vagues déclarations et à la publication d’un rapport accusé par certains « d’édulcorer » le problème. Cette impuissance est considérée comme la faiblesse normative de l’Association, et pourrait représenter un lourd handicap à sa crédibilité internationale.

Depuis quelque temps, l’Union Européenne se voit également accusée d’impuissance législative. La réponse à la crise migratoire de 2015 (et à la vague plus récente début 2020) a beaucoup nui à sa réputation. La Hongrie de Viktor Orbán, qui se rapproche dangereusement d’un régime autoritaire depuis dix ans, a suscité l’indignation de nombreux observateurs avec sa loi sur le coronavirus, considérée comme une tentative d’écarter la démocratie pour une durée indéfinie. En guise de réponse, l’UE a offert un mélange médiocre de critiques éparses et de déclarations formulées sans prendre de risques.

La diversité

L’un des défis auxquels l’ANASE fait face depuis sa création réside dans son approche de la diversité au sein de ses Etats membres. Les différences entre Etats membres sont d’abord géographiques, du Laos, pays enclavé, à Singapour, cité-Etat, en passant par l’archipel indonésien. En outre, s’ils sont majoritairement musulmans, une part importante des citoyens de l’ANASE sont bouddhistes ou chrétiens. L’ANASE renferme par ailleurs une multitude de groupes ethniques, de normes culturelles et de systèmes politiques allant du parti unique à la démocratie, avec divers régimes hybrides.

L’Association s’efforce donc de se forger une sorte d’identité autour de ce qu’elle appelle « le modèle ANASE », basé sur la coopération interétatique informée par les normes régionales, tout en respectant la souveraineté nationale grâce au principe de non-ingérence. En insistant sur le consensus et la non-ingérence, l’ANASE tente de se construire une identité fondée sur sa diversité, mais c’est justement cette même diversité qui menace d’affaiblir l’organisation.

Depuis longtemps, l’ANASE et ses Etats membres s’enorgueillissent de leur inclusivité, résultat d’une diversité dont ils sont fiers. Des failles commencent néanmoins à apparaître. La Malaisie et l’Indonésie assistent à une montée de l’islamisme radical. Les Philippines et la Thaïlande font face à des mouvements séparatistes musulmans actifs. Le Vietnam a des antécédents compliqués quant à ses diverses minorités ethniques et à la liberté religieuse, et le sort des Rohingyas au Myanmar a été condamné à juste titre par la communauté internationale ; autant d’éléments qui viennent miner l’image d’harmonie que l’ANASE se fait d’elle-même. La diversité économique de l’ANASE représente un défi supplémentaire. Singapour, avec un PIB par habitant de 65 000$, se situe au sommet de l’échelle, et le Myanmar tout en bas avec 1400$, ce qui constitue un obstacle majeur à une intégration plus approfondie.

L’Union Européenne (dont la devise est « Unis dans la diversité ») a tendance à mettre en avant son unité plutôt que sa diversité. Elle entretient une identité européenne basée un héritage culturel commun et sur les valeurs des droits de l’Homme et de la démocratie qui sous-tendent depuis longtemps son intégration croissante.

L’UE n’en est pas moins confrontée aux défis posés par sa diversité nationale. La montée des mouvements populistes et anti-immigration à travers tout le continent ces dernières années a provoqué une « crise d’identité » européenne. Avec la généralisation de l’euroscepticisme, l’appartenance à l’UE ne va plus de soi, ce qui révèle les revers d’une identité commune. En outre, les forts écarts de richesse entre Etats membres ont été source de tension par le passé, notamment durant la crise de la dette grecque.

La crise climatique

Enfin, les Etats membres de l’ANASE se trouvent également en première ligne face à la crise climatique. Leur population, concentrée sur les littoraux et dans les plaines fertiles, est menacée par la hausse du niveau de la mer. Avec la perte de terres inondées et l’impact sur les ressources halieutiques, l’avenir s’annonce sombre pour leur sécurité alimentaire.

Le changement climatique affectera également les températures et les phénomènes météorologiques deviendront instables et déstabiliseront les écosystèmes. L’Asie du Sud-Est est déjà l’une des zones où les catastrophes naturelles sont les plus fréquentes, ce qui accentuera encore l’insécurité alimentaire dans la région, en plus du coût humain. Il faut s’attendre à ce que ce genre d’événements climatiques ne deviennent que plus fréquents. Dans la mesure où les pays de l’ANASE sont principalement des pays émergents, la région se trouve face à un autre défi : allier développement économique et développement durable. L’Asie du Sud-Est fait partie des rares régions où la consommation de charbon augmente. Malgré les promesses des gouvernements, la déforestation reste massive dans la région et représente près de la moitié des émissions de gaz en Indonésie, surtout à cause des plantations d’huile de palme. Il va être difficile pour la région de renoncer au développement économique traditionnel en faveur d’alternatives plus durables.

Comme on a pu le voir avec l’Union Européenne, les avancées dans le domaine du développement durable ne sont pas faciles, même dans les économies développées. Néanmoins, l’UE progresse considérablement dans sa politique climatique, avec les objectifs ambitieux annoncés dans le Green Deal européen. Etant donné que l’UE est en bien meilleure position pour se fixer de tels objectifs, tant du point de vue de son intégration que de son développement économique, la tâche semble monumentale pour l’ANASE.

La crise climatique n’est pas un phénomène isolé géographiquement, les efforts régionaux seront donc indispensables pour en affronter les conséquences. Jusqu’à présent, les solutions dans le cadre de l’ANASE ont manqué de dynamisme et d’ampleur. S’il y a eu des déclarations et divers groupes de travail, peu de propositions ou d’initiatives concrètes pour combattre le changement climatique ont émergé. Les questions environnementales doivent devenir une priorité pour l’ANASE. Il est probable que sa gestion de la crise climatique sera sa plus grande mise à l’épreuve – à laquelle elle ne peut guère se permettre d’échouer.

A la lumière de la pandémie de coronavirus, le système mondial se trouve réexaminé, notamment la dépendance aux chaînes d’approvisionnement mondiales. L’intégration régionale est donc appelée à grandir, les pays se tournant de plus en plus vers leurs voisins plutôt que vers des continents lointains. Dans le monde post-coronavirus, des organisations telles que l’ANASE sont appelées à jouer un rôle de plus en plus important. Tout comme l’UE, qui est souvent louée comme un modèle d’intégration régionale, l’ANASE fait face à de nombreux défis. Leur approche de ces défis sera déterminante pour chacune de ces organisations et pour leur place dans le futur ordre mondial.

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